Extrait Ca ne veut pas rien dire

Laura Alcoba
Hong Kong en Valois

Plus encore que lire, j’aime relire. Je crois même que chaque fois que j’ouvre un livre, c’est dans l’espoir d’avoir envie, après coup, de le retrouver.
Quand j’étais plus jeune, je croyais naïvement qu’à force de relire un livre, j’allais finir par découvrir son secret, par le percer à jour – par trouver le truc, cela même qui m’avait invitée au retour. Mais revenir à un texte ne m’a jamais permis que de le réentendre un peu mieux. Ou plus exactement de retrouver les sensations de ma première lecture et de percevoir, à la fois, autre chose.
Ce que j’aime par-dessus tout, c’est relire un livre dans un lieu que je découvre, dans une région, une ville ou du moins un quartier où je ne suis jamais allée auparavant – pour qu’autour de moi, tout fasse de cette nouvelle fois aussi et en même temps une première fois. C’est ainsi que j’ai relu Le livre de sable à Toronto ; que je suis revenue à La chartreuse de Parme dans le nord de la Bretagne, près de la cale de Mordreuc. Et que je me suis replongée dans Les trente-six stratagèmes chinois un hiver, en Suisse, aux abords du lac de Thun.
Relire, mais de préférence ailleurs. Voilà précisément ce que j’avais en tête alors que je faisais ma valise pour Hong Kong, l’été dernier. Je m’apprêtais à faire un premier séjour hongkongais, un bref voyage qui ne devait durer que quelques jours, un peu plus de soixante-douze heures en tout et pour tout. Soit très peu de temps mais suffisamment, pensais-je, pour goûter un peu le parfum de la ville et tenter par la même occasion de retrouver un livre. Après un coup d’œil rapide à ma bibliothèque, mon choix est tombé sur les Œuvres complètes de Gérard de Nerval dont j’ai eu envie de réentendre, en Asie, Les Filles du feu. Et que je comptais bien relire « Chimères comprises ».

Alain Borer
L’Obscur à dire
Petit traité d’intentionnalité poétique

Le dialogue du grenier

C’est bien dans ses manières, à Rimbaud, de rabrouer sa mère : le docteur Beaudier en avait été choqué, lors de ses visites à la ferme de Roche, département des Ardennes, au cours du lugubre été 1891, alors qu’il venait ausculter Arthur à la jambe coupée très haut – cette manière fébrile qu’il avait de renvoyer sa mère quand elle passait la tête inquiète à la porte entr’ouverte. Il faut entendre sur ce même ton de rejet le fameux dialogue du grenier, en 1873, rapporté par la sœur Isabelle, témoin muet caché : est-ce « d’un ton modeste », comme celle-ci le prétendra plus tard dans Reliques, que son frère répondit « ça ne veut pas rien dire » à leur mère qui l’interrogeait sur le sens d’Une saison en enfer ? On entend, on attend plutôt un renvoi – au sens du Cœur volé. Ce « mouchoir de dégoût » qu’elle lui avait jadis « enfoncé dans la gorge »…

Arthur envoie sa mère balader, il renvoie la mother « voir ailleurs », comme Émilie Teissier Rimbaud, la fille de Frédéric, la proscrite, m’a dit elle-même (en 1976) que la mother procédait à son égard. Scène de famille rituelle, les Rimbaud s’invitent à aller voir ailleurs à tour de rôle, et Arthur les prend au mot. Propos de ferme et ferme propos. Or le dialogue s’enrichit d’une réplique, la mère insiste, elle s’entend répondre (et en somme la modernité avec elle) : « J’ai voulu dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens ». Il n’en dira pas plus. Il parlait sans desserrer les dents. Projet de fermeture. Et ouverture d’un ciel de questions. Une fin de non-recevoir, c’est ce que l’on n’en finit pas de recevoir.

Edwin Madrid
Je ne veux rien dire : sur mon œuvre poétique

La phrase de Rimbaud : « Ça ne veut pas rien dire » ne peut être comprise que lorsque l’on prend conscience que le jeune poète avait tout misé sur la poésie. Qu’au fil de sa quête, il a joué avec la vie jusqu’à l’abandonner, parce qu’il avait passé une saison en enfer.
Pourquoi ce pari de Rimbaud sur la poésie est-il encore valable dans un monde comme le nôtre, dans lequel les poètes et la poésie semblent avoir été relégués dans un recoin obscur de la maison de la littérature ? La poésie est toujours demeurée dans les caves de la littérature, mais n’a jamais eu besoin d’être dans l’antichambre littéraire pour briller de toute sa splendeur, car les poètes sont des êtres solitaires qui n’ont besoin ni du tapage littéraire, ni des flashes rutilants des appareils photos des étoiles de la littérature.
Donc, « ça ne veut pas rien dire » signifie : la poésie ne se vend pas parce qu’on ne la vend pas. En effet, le monde mercantile, ce monde frivole dans lequel tout est banalisé et dans lequel tout a un prix qui le pervertit et le convertit en quelque chose de différent, n’intéresse ni la poésie ni les poètes. Ainsi, lorsque l’on nous présente les best-sellers de la littérature, on essaie de faire passer des vessies pour des lanternes. Cette voracité du marché ne s’applique pas à la poésie. Jusqu’à maintenant, je n’ai jamais entendu dire qu’un livre de poésie avait été vendu grâce aux annonces publicitaires, comme le sont les voitures et les voyages, les sous-vêtements et les cigarettes. Le dieu marketing n’a jamais invité sa fille, la poésie, dans son royaume, je dirais même qu’il n’a pas de pouvoir sur elle, car elle est la brebis galeuse du troupeau de la consommation, et c’est très bien ainsi. La poésie est la bête noire de la littérature, on ne peut pas compter sur elle dans une société qui s’adonne frénétiquement à la consommation, tout simplement à cause de sa relation inhérente avec le marché : la poésie ne se vend pas, parce qu’on ne la vend pas. On ne peut pas vendre quelque chose qui a été créé pour ne pas être vendu.

Traduit de l’espagnol (Équateur) par Any Collin.

No quiero decir nada : sobre mi trabajo con la poesía

La frase de Rimbaud : “Esto no quiere decir nada” se la entiende solo cuando uno se da cuenta de que el joven poeta entregó todo a la poesía. Que en su búsqueda por encontrarla se jugó la vida hasta un punto donde tuvo que abandonarla, porque ya había pasado una temporada en el infierno.
Por qué esta apuesta de Rimbaud por la poesía sigue siendo válida en un mundo como hoy, donde el poeta y la poesía parecen haber sido relegados al rincón más apartado de la casa de la literatura. No será que la poesía siempre estuvo en el sótano de la literatura, que nunca necesitó estar en el recibidor literario para relumbrar con todo su esplendor. Que el poeta es un individuo solitario sin necesidad de la bulla literaria, como tampoco de los flashes fotográficos rutilantes de las estrellas de la literatura.
Pues sí, “esto no quiere decir nada” quiere decir : la poesía no se vende porque no se vende. Efectivamente a la poesía, al poeta no le interesa el mundo del mercado, ese mundo frívolo donde todo se banaliza y en el que todo tiene un precio que lo pervierte y lo convierte en otra cosa. Así se nos presenta a los best-seller por literatura, mejor dicho se nos quiere hacer pasar gato por liebre. Esta voracidad del mercado no ha podido con la poesía. Hasta ahora no he tenido noticias de que un libro de poesía se venda con los anuncios y la publicidad que se venden los autos o los viajes, las prendas íntimas o los cigarrillos. El dios marketing no ha llamado a su hijo poesía a su reino, mejor dicho, no ha podido con la poesía, es la oveja descarriada del rebaño del consumo y lo mejor es que nunca lo logrará. La poesía es la oveja negra de la literatura, con ella no se puede contar en una sociedad frenética por el consumo, simplemente porque lleva intrínseca su relación con el mercado : la poesía no se vende porque no se vende. No se puede vender algo que nació para no venderse.