Extrait du recueil Le lecteur idéal

Alberto Manguel

Vers une définition du lecteur idéal

Le lecteur idéal, c’est l’écrivain, juste avant que les mots ne s’assemblent sur la page.
Le lecteur idéal existe dans l’instant qui précède l’instant de la création.
Le lecteur idéal ne reconstruit pas une histoire : il la recrée.
Le lecteur idéal ne suit pas une histoire : il y participe.
Une célèbre émission de la BBC consacrée aux livres pour enfants débutait toujours par cette question du présentateur : « Êtes-vous assis confortablement ? Alors nous pouvons commencer. » Le lecteur idéal est aussi idéalement assis.
Les représentations de saint Jérôme le montrent penché sur sa traduction de la Bible, en train d’écouter la parole de Dieu. Le lecteur idéal doit apprendre à écouter.
Le lecteur idéal, c’est le traducteur. Il est capable de disséquer le texte, de le dépiauter, de trancher jusqu’à la moelle, de suivre chaque artère et chaque veine et puis de mettre sur pied un être vivant entièrement neuf. Le lecteur idéal n’est pas un taxidermiste.
Pour le lecteur idéal, toutes les ficelles sont familières.
Pour le lecteur idéal, toutes les plaisanteries sont nouvelles.
« Il faut être inventeur pour bien lire. » Ralph Waldo Emerson.
Le lecteur idéal a une capacité d’oubli illimitée. Il peut chasser de sa conscience tout souvenir du fait que le Dr Jekyll et Mr Hyde sont une seule et même personne, que Julien Sorel aura la tête coupée, que le nom de l’assassin de Roger Ackroyd est Untel.
Le lecteur idéal n’éprouve aucun intérêt pour les écrits de Michel Houellebecq.
Le lecteur idéal sait ce dont l’écrivain n’a que l’intuition.
Le lecteur idéal subvertit le texte. Le lecteur idéal ne prend pas au pied de la lettre les mots de l’écrivain.

Traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf

NOTES TOWARDS THE DEFINITION OF THE IDEAL READER

The ideal reader is the writer just before the words come together on the page.
The ideal reader exists in the moment that precedes the moment of creation.
The ideal reader does not reconstruct a story : he recreates it.
The ideal reader does not follow a story : he partakes of it.
A famous children’s book programme on the BBC always started with the host asking : “are you sitting comfortably ? Then we shall begin” The ideal reader is also the ideal sitter.
Depictions of St Jerome show him poised over his translation of the Bible,
listening to the worrd of God. The ideal reader must learn how to listen.
The ideal reader is the translator. He is able to dissect the text, peel back the skin, slice down to the marrow, follow each artery and each vein and then set on its feet a whole new sentient being. The ideal reader is not a taxidermist.
For the ideal reader all devices are familiar.
For the ideal reader all jokes are new.
“One must be an inventor to read well” Ralph Waldo Emerson.
The ideal reader has an unlimited capacity for oblivion. He can dismiss from his memory the knowledge that Dr Jekyll and Mr Hyde are one and the same person, that Julien Sorel will have his head cut off, that the name of the murderer of Roger Ackroyd is So-and-So.
The ideal reader has no interest in the writings of Michel Houllebecq.
The ideal reader knows what the writer only intuits.
The ideal reader subverats the text. The ideal reader does not take the writer’s word for granted.

Karla Suárez

Qui lira cette histoire ?

Naissance des mots.
Je ne sais si quelqu’un lira ces lignes, mais cela n’est pas le plus important. La page fictive que dessine pour moi l’ordinateur est encore blanche. Pour l’instant je n’ai qu’une foule d’images dans la tête, des notes, des idées à mettre en ordre, des interrogations, des histoires possibles que je crois découvrir sur les visages croisés dans la rue, des choses de ce genre. Écrire est parfois un exorcisme, comme une maladie que l’on ne peut enrayer qu’en parvenant à expulser les mots. Mais ma page est encore vide, il n’y a pas de texte, pas de lecteur, seulement cette phrase qui depuis des jours me mortifie.
Une phrase est faite d’un fouillis de mots qui, peu à peu, cherchent à entrer en relation. Si je porte un morceau de pain à la bouche, par exemple, il se crée une connexion avec ce qui s’agite dans ma tête. Si je me brosse les dents, d’autres mots viennent s’ajouter. Je sors dans la rue et tout ce qui arrive, de manière encore mystérieuse pour moi, je l’avoue, s’enchevêtre, amplifiant la phrase, construisant l’histoire. C’est comme jouer à cache-cache, sauf que je ne sais pas si c’est à moi ou aux mots que revient le rôle de celui qui cherche. Jusque là, je passe mes journées comme une femme enceinte : j’ai des malaises, je caresse l’idée qui grandit, je me surprend à sourire, je fais des listes de prénoms, toutes choses naturelles qui accompagnent chaque période de gestation. Mais le texte n’existe pas encore, il n’y a donc pas de lecteur possible. Les seuls lecteurs que je parviens à définir sont mes yeux quand les images se transforment enfin en mots écrits. Tout fait encore trop partie de mon corps. Mon histoire et moi nous nourrissons des mêmes choses, partageons le même espace et avons besoin l’une de l’autre. Nous vivons un processus où les autres n’existent pas encore et ne peuvent exister puisque l’enfant ne connaît pas encore le monde.
Et puis vient la naissance. Les pages se remplissent, les personnages respirent, échappent à mon contrôle, s’enfuient, et le monde commence à se mouvoir différemment. L’histoire apprend à marcher, balbutie des phrases qui n’arrivent pas toujours à me convaincre, elle se trompe, tombe, se recompose. Je joue à mettre les pièces en ordre et bien que le processus se développe hors de moi, j’y suis encore trop impliquée. Je suis comme la jeune accouchée qui observe émerveillée tout ce qui lui arrive, parce que tout est à découvrir. Il y a un texte, certes, mais pas encore un lecteur, bien que les amis commencent à poser des questions et qu’il s’en trouve un pour se hasarder à prédire l’avenir. Je suis tellement en attente de chaque nouveau pas que j’ai à peine le temps. Cet enfant, sera-t-il astronaute ou musicien classique ? se demande la jeune mère. Qui lira cette histoire ? pourrais-je me demander, mais je dois d’abord l’écrire.

Traduit de l’espagnol (Cuba) par François Gaudry

¿QUIÉN LEERA ESTA HISTORIA ?

Nacimiento de las palabras.
No sé si alguien va a leer estas páginas y eso es lo que menos importa. El papel ficticio que me dibuja la computadora aún está blanco. Ahora solamente tengo un montón de imágenes en la cabeza, anotaciones, ideas por ordenar, dudas, posibles historias que creo descubrir en los rostros que se me cruzan por la calle, cosas así. Escribir a veces se vuelve un acto de exorcismo, como una enfermedad que sólo alcanza a aplacarse cuando logras expulsar las palabras. Pero mis páginas están vacías, no hay texto, no hay lector, sólo esa frase que lleva días mortificándome.
La frase está hecha de un montón de palabras que poco a poco van buscando relación con otras. Si me llevo un pan a la boca, por ejemplo, algo encuentra conexión con lo que se mueve en mi cabeza. Si cepillo mis dientes, otras palabras vienen a sumarse. Salgo a la calle y todo cuanto sucede, de manera aún misteriosa para mí, lo confieso, va enredándose, engordando la frase, construyendo la historia. Es como jugar a los escondidos, sólo que no sé si toca a mí o a las palabras el papel de quien busca. Hasta este momento paso los días como una embarazada más : tengo malestares, acaricio la idea que crece, me descubro sonriendo, hago listas de nombres, cosas naturales que acompañan a cada período de gestación. Pero el texto no existe, por tanto no hay lector posible. Los únicos lectores que alcanzo a definir son mis ojos cuando al fin las imágenes lleguen a transformarse en palabra escrita. Todo es aún demasiado parte de mi cuerpo. Mi historia y yo nos alimentamos de lo mismo, compartimos espacio, nos necesitamos mutuamente. Vivimos un proceso donde los demás no existen todavía, y no pueden existir porque la criatura todavía no conoce el mundo.
Entonces viene el nacimiento. Las páginas empiezan a llenarse, los personajes respiran, huyen de mi control, se escapan, y el mundo comienza a moverse de manera diversa. La historia aprende a caminar, balbucea frases que no siempre llegan a convencerme, se equivoca, cae y se recompone. Yo juego a ordenar las piezas y aunque el proceso se desarrolla fuera de mí, aún estoy demasiado implicada. Soy la recién parida que observa maravillada todo lo que sucede, porque todo está por descubrir. Hay texto, es cierto, pero aún no existe un lector, aunque los amigos empiecen a preguntar, y haya quien se aventure en pronosticar futuros. Estoy tan pendiente de cada paso nuevo que apenas me alcanza el tiempo. ¿Será astronauta o músico sinfónico ? Pregunta la madre joven. ¿Quién leerá esta historia ? Podría
preguntar yo, pero primero tengo que escribirla.