Comme en Quatorze - extraits -

Intro

Patrick Deville

Comme en Quatorze

L’an prochain, le Centre André-Malraux de Sarajevo participera aux cérémonies du centenaire de l’attentat, les coups de feu en juin près du pont sur la rivière Miljacka qui avaient mis le feu aux poudres. Dès l’été la mobilisation, la Première Guerre mondiale. Les civils pas encore Poilus ni Gueules cassées qui montent au front la fleur au fusil comme dans le 14 d’Echenoz, le départ en fanfare : Comme en Quatorze ! Deux ans plus tard, Verdun et les mille morts par jour pendant des mois. Les gaz de combat. La phrase paradoxale et française, l’idiotisme, est difficile à traduire : C’est reparti comme en Quatorze !, qui signifie encore aujourd’hui que, finalement, tout va pour le mieux, et, qu’après quelques inquiétudes, tout est à nouveau sur la bonne voie, et dans l’optimisme. Comme en Quatorze !
Souvent, à la découverte de telles phrases, les enfants sont perplexes, et mettent en doute la lucidité des adultes. Je me souviens de l’interrogation produite par cette autre locution : S’en foutre comme de l’an Quarante, prononcée devant moi une vingtaine d’années après l’autre mois de juin, et le début de la Deuxième. L’exode, puis les millions de morts. Comment pouvait-on s’en foutre ? Jusqu’à ce que, des années plus tard, je retrouve la phrase dans Moravagine de Cendrars, roman écrit en 1925. Et, selon Duneton, elle serait attestée deux siècles plus tôt, pendant la Révolution, bien que son sens et son origine demeurent imprécis.
Un an avant l’attentat de Sarajevo, au printemps de 1913, c’est à Paris, au tout nouveau Théâtre des Champs-Élysées de l’architecte Auguste Perret, qu’on accueille les Ballets Russes de Diaghilev. On donne Le Sacre du Printemps de Stravinsky, et la chorégraphie est de Nijinsky. Le soir de la première, les toilettes et les bijoux et le champagne. Les hommes sont en habit devant le velours rouge et sous les ors. Tout cela est d’un grand œcuménisme, artistes et banquiers réunis. Au cocktail Ravel et Debussy. Gide et Claudel. Cocteau. Proust et Cendrars. Henry James et Joseph Conrad. Sarah Bernhardt et Isadora Duncan. Les financiers Gulbenkian, Vanderbilt et Rothschild. Ont-ils conscience alors, à bord du grand vaisseau Art-déco, que ce ballet et ce concert semblent donnés, avec le recul qui est le nôtre, dans les salons du Titanic coulé un an plus tôt en avril 1912 ? Un peu plus d’un an après avoir applaudi au spectacle et levé sa coupe, le Suisse Cendrars s’engagera dans la Légion étrangère, et s’en ira perdre son bras droit en Champagne pour ne plus jamais applaudir.
Et un siècle après nous sommes en 13 à nouveau, et devant le spectacle de l’écroulement de l’Europe, de la montée des nationalismes, de la recherche de nouveaux boucs émissaires. En Grèce, le Centre de traduction littéraire Ekemel, partenaire, avec la Maison des écrivains étrangers et des traducteurs, du réseau européen Récit, a fermé ses portes en 2012. Le Centre National du Livre à Athènes a fermé les siennes au début de 2013. Quand la traduction est, comme on le sait, la seule langue commune de l’Europe. Tout cela est-il reparti comme en Quatorze ? Les écrivains, et les artistes d’une manière plus générale, ont-ils là-dessus leur mot à dire ? Ont-ils un devoir d’alerte ? Ou bien la littérature, à la différence du journalisme, doit-elle, de tout cela, se foutre comme de l’an Quarante ?
Printemps 2013

Extraits

Jorge Edwards

Notre treize et notre quatorze

En tant que membre de cette espèce en voie d’extinction qu’on appelle les « afrancesados » de langue espagnole, 1913 est pour moi aussi, si vous le permettez, l’année de la Recherche. Un samedi matin donc, je prends la voiture en très bonne compagnie et après un peu plus d’une heure, entrant dans une plaine de blé fauché depuis peu, je demande au conducteur de ralentir. Pourquoi ? Parce que nous venons de passer à côté du village de Saint Loup et que nous enjambons maintenant le pont d’Ermenonville-la-Petite. Nous venons de pénétrer, entre les étendues de blé, en plein cœur du pays de chez Swann, dans le pays et dans ses noms, dans le village de Combray ajouté au nom géographique d’Illiers, lequel dérive apparemment du nom mythique de Saint-Hilaire. Il faut contempler le paysage avec attention, me dis-je, calmement, avec tout le savoir et tout le respect qu’on doit à la grande liberté du langage littéraire. Il se trouve que la plaine, dans la lumière d’août, avec son horizon, ses groupements de maisons et ses hangars, avec ses bosquets épisodiques et ses clochers, ravive en moi un souvenir, pas du tout français, lié à l’hémisphère sud, et à cette chose que les poètes ont appelé « le dernier occident ». Il y a un peu plus de quarante ans, près de la moitié du centenaire que nous célébrons aujourd’hui donc, j’ai accompagné Pablo Neruda, alors ambassadeur du Chili et prix Nobel de littérature depuis quelques jours, et sa femme Matilde pour chercher une maison de campagne en Normandie. Le poète avait décidé qu’il ne pouvait plus habiter dans la résidence de l’ambassade du Chili qu’il appelait « le mausolée », appellation qu’étant maintenant condamné à y vivre je comprends parfaitement. Après plusieurs tours et détours, nous avons trouvé ce matin-là, vers la fin 1971, un vieux moulin qui avait servi de scierie et de salle des fêtes, au-dessus d’un canal d’eaux calmes et profondes, à côté d’un bois, dans le village de Condé-sur-Iton. Pas très loin du Combray de Proust et voué à un processus de métamorphose littéraire semblable, car la maison-scierie est devenue aussitôt le Temuco de l’enfance du poète : un paysage fluvial où il retrouvait le bois des jungles froides du sud du Chili, des arbres, de grands papillons, des oiseaux, des chevaux. Neruda n’a pas hésité un seul instant. Il était, ainsi que l’a qualifié l’un de ses meilleurs critiques, un voyageur immobile. Il voyageait sans cesse et retournait toujours au point de départ. Que représente le sud pour toi ? chantait-il et il trouvait mille réponses.

Traduit de l’espagnol (Chili) par Bernardo Toro

Jorge Edwards

Nuestro trece y nuestro catorce

Para mí, como miembro de la especie en extinción de los afrancesados de lengua española, 1913 también es, con el permiso de ustedes, el año de la Recherche. Viajo, pues, por tierra, en automóvil, en buena compañía, un sábado en la mañana, y al cabo de más de una hora, al entrar en una planicie de trigales trillados hace poco, pido que disminuyan la velocidad. ¿Por qué ? Porque hemos pasado al lado del pueblo de Saint-Loup y ahora cruzamos el puente de Ermenonville la Pequeña. Es decir, hemos entrado de lleno, entre las llanuras del trigo, a los territorios de El lado de Swann : a los territorios y sus nombres, al pueblo de Combray añadido al nombre geográfico de Illiers, que deriva, al parecer, del nombre mítico de San Hilario. Hay que mirar con atención, pienso, con calma, con toda la sabiduría que sea posible, con respeto por la gran libertad del lenguaje literario. Y ocurre que la planicie, con su horizonte, en la luz de agosto, con sus conjuntos de casas y galpones, con sus ocasionales arboledas, con sus campanarios, me trae un recuerdo preciso, nada de francés, conectado con el hemisferio sur, con algo que los poetas llamaron “el último occidente”. Hace un poco más de cuarenta años, cerca de la mitad del centenario que celebramos ahora, acompañé a Pablo Neruda, entonces embajador de Chile y ganador del Premio Nobel hacía pocos días, y a Matilde, su mujer, a buscar una casa de campo en Normandía. El poeta había decidido que no podía vivir en la residencia de la embajada de Chile, que llamaba “el mausoleo”, y yo, condenado ahora a vivir ahí, lo comprendo plenamente. Encontramos esa mañana, hacia fines de 1971, después de dar algunas vueltas, un viejo molino, que había sido aserradero y casa de fiestas, encima de un canal de aguas tranquilas y profundas, al costado de un bosque, en el pueblo de Condé-sur-Iton. No muy lejos del Combray de Proust, y en un proceso de transformación literaria parecida, porque la casa aserradero empezó a transformarse de inmediato en el Temuco de la infancia del poeta : madera de las selvas frías del sur, paisaje fluvial, árboles, grandes mariposas, pájaros, caballos. Neruda no dudó un solo instante. Era, como dijo uno de sus mejores críticos, un viajero inmóvil. Viajaba sin cesar y regresaba siempre a su punto de partida. ¿Qué hay para ti en el sur ?, cantaba, y nunca cesaba de contestar a su pregunta.

Hyam Yared

Littérature ou le risque de l’altérité

À bien regarder l’actualité on pourrait penser à un scénario d’Apocalypse. Partout. Depuis les places de Madrid, de New York, de Tahrir square, les peuples ont le même cri englué, viscéral, profond, lacéré. Vu d’ici, à un jet de pierre de la Syrie, l’enfer n’est plus une prophétie. La réalité a atteint un tel degré d’atrocité que l’on se demande si notre perception n’est pas le fruit de notre imaginaire, comme dans un mauvais cauchemar de Kant. « Pincez-moi, je crois que je vis », disait Virginia Woolf, invoquant ce sentiment d’être dans le monde sans être vraiment dans l’appartenance. Et cette expression du comme en quatorze ne découlerait-elle pas au fond de ce besoin de ne pas croire à l’indicible ? Refuser de l’énoncer pour ne pas le faire exister deux fois. Du haut de mon enfance, je ne connaissais pas toutes les connotations de cette expression importée du mandat français de l’entre-deux-guerres. Le Liban, fraîchement indépendant dès les années quarante, regardait alors le monde s’entre-déchirer de loin. Se fichait-il « comme en quatorze » des répercussions des deux guerres mondiales, géographiquement loin de lui ? Faut-il que les menaces s’encrassent à nos portes avant de les évaluer à leurs justes périls ? Et de ces printemps arabes devenus des hivers glacials, catacombes de peuples plus que jamais décimés, instrumentalisés, bafoués, nous fichons-nous comme en quatorze ? Cette expression emblématique de la première guerre mondiale est d’une actualité féroce quand on pense aux questions politiques qui hantent le monde, aussi bien au niveau des nations qu’à celui, individuel, des foyers pris en otages par l’Histoire et ses crises socio-économiques. Car ne nous vautrons-nous pas aussi, « comme en quatorze », derrière nos écrans, atterrés mais repliés dans nos conforts, comme s’il s’agissait là de notre ultime identité ? Vivre dans l’espoir que cela ne nous atteindra pas et développer une insensibilité par instinct de survie sont de piètres parois de protection sanglées de peurs et de replis identitaires. Comment faire pour ne pas entrer dans l’existence « comme en quatorze », barricadés derrière notre système de protection conscient ou inconscient avec un espoir niais vissé au déni ? Regardons-nous autrement que « comme en quatorze » les SDF s’amonceler sous les ponts ? N’oblitérons-nous pas la réalité, qu’elle fût politique ou sociale, pour ne pas penser ? Aussitôt qu’il s’agit de faire des liens entre l’information et l’impasse de nos quotidiens étriqués, nous ne semblons capables que de fuir nos consciences en ne les mettant pas à l’épreuve du monde, instinct de survie en apparence, de sous-vue en réalité car les manipulations politiques présentes dans chaque foyer via les mass média tableront justement sur ce réflexe au déni, s’emparant de la conscience du spectateur, à son insu, entre deux pubs. Et si la consommation était aussi l’expression la plus parlante d’un comme en quatorze, totalement amnésique des dérives environnantes du monde. Consommer pour ne pas penser, endetter les peuples pour mieux les maintenir en laisse d’une vie politique agencée par une communauté de cerveaux – formée des rares personnes sans doute extralucides de l’Histoire.