Extrait Dire la ville

Santiago Gamboa
Villes, romans

L’exil est un des noms du voyage, mais s’il est forcé, le voyage
se transforme en condamnation. Le poète turc Nâzim Hikmet fut condamné à l’exil, jamais il n’est retourné à Istanbul, sa ville, et cet éloignement fut un des moteurs de sa poésie et de sa vie. L’exil telle une flamme toujours vivante au fond de lui. Il pouvait se sentir bien ailleurs, aimer ailleurs, mais c’était un homme mutilé. Il a écrit à ce sujet des vers mémorables, tels que ceux-ci :

« Je suis entré dans Sofia, un jour de printemps, ma bien-aimée
Les tilleuls en fleurs parfument la ville où tu es née
Et tous m’ont, en signe de bienvenue, salué.

La ville où tu es née est aujourd’hui pour moi la maison d’un frère
Mais jamais on n’oublie sa propre maison
Pas même dans la maison du frère
Amer métier que l’exil, bien amer. »

Il y a bien longtemps, les Psaumes nous parlaient déjà de la cruauté de l’exil. Les vers de ceux qui furent expulsés de Jérusalem nous
parlent de la profondeur de cette perte. On trouve ces vers dans
l’Ancien Testament :

« Si je t’oublie, Jérusalem
Que ma main droite perde toute adresse
Et que ma langue se colle à mon palais
Si jamais ton souvenir s’effaçait. »

Les villes qui accueillent l’exilé lui ouvrent leurs bras, mais tout y est triste. Ces villes deviennent l’espace privilégié de la nostalgie. Des lamentations que personne n’écoute ni ne partage, lamentations tristes et nocturnes. L’exilé ne parcourt pas la ville réelle mais celle qu’il porte en lui, et il traverse des rues, entre dans des bars, s’arrête un instant dans la queue d’un cinéma, allume une cigarette à côté d’un pont, mais en réalité il n’est pas là. L’exil transforme les villes en espaces invisibles.
« Une ville est un monde quand on aime un de ses habitants », nous dit Lawrence Durell dans le Quartet d’Alexandrie.

Traduit de l’espagnol (Colombie) par Françoise Garnier.  

Santiago Gamboa

Ciudades, novelas

El exilio es uno de los nombres del viaje, pero si este es forzado el viaje se vuelve una condena. El poeta turco Nizam Hikmet fue condenado al exilio, nunca pudo regresar a Estambul, su ciudad, y esa ausencia fue uno de los motores de su poesía y de su vida. El exilio como una llama, siempre encendida dentro de él. Podía sentirse bien en otros lugares, amar en otros lugares, pero era un hombre mutilado. Sobre esto escribió versos memorables, como este que dice :

“Entré a Sofía un día de primavera, bella mía.
La ciudad en la que naciste huele a tilos florecidos.
Y todos me dieron la bienvenida.
La ciudad en la que naciste es hoy para mí la casa de un hermano.
Pero uno no olvida nunca su propia casa,
ni siquiera en la casa del hermano.
Duro oficio es el exilio, muy duro”.

Mucho más atrás, ya los Salmos nos hablan de la dureza del exilio. Los versos de quienes fueron expulsados de Jerusalén nos hablan de la profundidad de esa pérdida. Estos versos están en el Antiguo Testamento :

“Si yo te olvido, Jerusalén
que mi mano diestra pierda su destreza
y que mi lengua se pegue al paladar
si yo perdiera tu recuerdo”.

Las ciudades que reciben al exiliado abren sus brazos, pero todo es muy triste. Esas ciudades se convierten en el espacio privilegiado de la nostalgia. De plegarias que nadie escucha ni responde, plegarias tristes y nocturnas. El exiliado no camina por la ciudad real sino por la que lleva adentro, y cruza calles, entra a cafeterías, se detiene por un rato en la fila de un cine, enciende un cigarrillo al lado de un puente, pero en realidad no está ahí. El exilio convierte a las ciudades en espacios invisibles.
“Una ciudad es un mundo cuando se ama a uno de sus habitantes”, nos dice Lawrence Durrell en El cuarteto de Alejandría.

Jabbour Douaihy

L’homme au manuscrit

Cet été-là, alors qu’une chaleur torride s’était abattue sur Beyrouth, on vit un jeune homme aux sourcils crochus, relevés comme s’il disait toujours non, descendre d’un autobus en tenant près du cœur, tel un bras en écharpe, un épais cahier à la reliure rouge, et se lancer d’un pas vif sur le trottoir, qu’il martelait de ses talons neufs en évitant les arbres plantés là comme des obstacles et les passants qui déambulaient sans se presser. S’engouffrant dans un immeuble à la façade rehaussée d’une sculpture de basalte sombre, dont un obus d’artillerie avait un jour accentué le côté abstrait, il arrangea sa cravate rouge criard devant le miroir de l’ascenseur, puis plongea son nez sous son aisselle droite pour renifler sa sueur, avant de se présenter à un homme à l’âge indéfinissable, dans son bureau orné d’une affiche allemande de l’Opéra de quat’sous. Depuis le matin, l’homme trompait son ennui en mettant à l’épreuve cette mémoire légendaire tant vantée par ses amis : sans l’avoir sous les yeux, il tapait à un seul doigt la longue ode « suspendue » de Zuheir Ibn Abi Sulma, en plaçant scrupuleusement toutes les voyelles, et en sélectionnant une police différente pour chaque vers, jusqu’à épuiser la liste proposée par Windows. Il en était à ce vers célèbre, qu’il tapait en « andalou medium » :
Ce qu’est la guerre, vous le savez, l’ayant goûtée ;
Ce que j’en dis n’est pas de pures conjectures !1
quand le grand jeune homme se campa devant lui. Son index droit resta figé en l’air. Il le regarda articuler :
—  Bonjour, Farid Abou Chaar !
Ce dernier pressa ses doigts épais sur la main de l’homme, qui prit son cahier en le dévisageant. Ayant ouvert la première page, il lâcha un sifflement, avant de lire à voix haute :
—  Le Livre à venir ! C’est un titre de Maurice Blanchot, dit-il en lui rendant son ouvrage.
Il ajouta que cela faisait bien dix ans qu’ils n’acceptaient plus de manuscrits écrits à la main, et que, de toute façon, ils avaient cessé de publier de la poésie ; la réserve en était pleine, ils distribuaient les recueils gratuitement. Comme le jeune homme protestait qu’il ne s’agissait pas de poésie, l’homme assis derrière son bureau répliqua qu’ils ne publiaient plus de prose non plus.
Farid Abou Chaar lui serra la main et repartit. Grimpant à l’arrière d’un taxi, il se mit à grommeler d’une voix audible la riposte cinglante qu’il aurait aimé jeter à la face de ce gros rustre qui, comme si de rien n’était, avait repris la saisie de son ode préislamique sur son ordinateur. Le chauffeur se retourna vers lui plusieurs fois en le conduisant chez sa mère. Une fois encore, celle-ci se plaignit de ses douleurs, et de ces varices qui avaient commencé à marbrer ses jambes quand il était né – il était le dernier de ses enfants. Elle lui servit des tripes lavées au jus de citron et farcies de beaucoup d’oignons et de pignons, comme il les aimait. Après le repas, il s’étendit sur le canapé, devant la télévision, et, pour venger son amour-propre avant de s’abandonner à une longue sieste, il se repassa en mémoire la fois où son grand-père, au village, sur le balcon de cette maison entourée de gardénias qui surplombait le temple de Bacchus, l’avait assis dans son giron, puis s’était exclamé, en le faisant dansoter sur sa cuisse, que le monde produisait un génie tous les cent ans : il y avait eu Khalil Gibran au début du XXe siècle, ce serait bientôt « le tour de ce garçon ».

1. Les Mu’allaqât – Les sept poèmes préislamiques, trad. par Pierre Larcher, éd. Fata Morgana, Saint-Clément-de-Rivière, 2000. (N.d.T.)

Traduit de l’arabe (Liban) par Stéphanie Dujols.