Extrait César AIRA

César AIRA
Nouvelles impressions du Petit-Maroc
traduit de l’espagnol (Argentine) par Christophe Josse
ISBN 2-903945-78-7
1991
10 €

I

Chaque matin, pour me rendre au Petit Maroc, je dois franchir un pont mobile qui se lève ets’abaisse, non pas bien sûr à mon intention mais à celle des bateaux qui ont choisi d’entrer dans un rectangle d’eau, le « bassin » ; or, dès que je pénètre sur cette sorte d’île, je découvreun réseau de cafés – l’un d’eux se nomme le Pont-Levant – qui pourrait boucler l’infimetraversée inaugurée par le passage du pont ou bien fermer la parenthèse, pour employer unetournure de langue enfin appropriée. Mais je ne suis jamais entré au Pont-Levant ; je vais plus loin, au Café de la Loire, le dernier, le plus proche du front extérieur de l’île et je m’assieds près des larges baies latérales qui m’offrent une vue sur le fleuve, la Loire, où passent de grands et lents navires sans qu’aucun pont se lève.

Lente, rapide, l’allure des bateaux échappe à la définition. Certes, on les dirait lents, tout comme le cours d’un astre, mais peut-être est-ce dû à une illusion de la distance ; d’abord, ils utilisent une mesure ésotérique sans équivalent, les « nœuds », pour établir leur propre estimation ; ensuite, chacun sait qu’il se déroule à bord une vie planétaire sujette à sa gravité propre, et leurs habitants, dans la pratique, ont de fortes raisons de les croire immobiles ; un bateau, comme une île, s’apparente à une « ville flottante ». Jamais, sur la terre ferme, l’observateur n’envisagerait de les stopper par un caprice de l’esprit car on les sait pressés, animés de cette hâte indolente qui les caractérise et qu’on a érigée en parangon d’efficacité : ils n’effectuent aucun détour, aucun virage, hormis les ellipses surnaturelles plus brèves que la ligne droite car ils voguent toujours vers une destination, un point sur un quelconque rivage qu’ils sont seuls à connaître et dont personne ne pourrait deviner l’emplacement. Comme s’ils pensaient.

Traduit de l’espagnol (Argentine) par Christophe Josse

I

Para venir al Petit Maroc, todas las mañanas, debo cruzar un puente mecánico que sube ybaja, no en mi beneficio por supuesto sino en el de los barcos que han decido entrar a unrectángulo de agua que se llama « bassin » ; pero no bien estoy en esta especie de isla encuentrouna cadena de cafés, uno de los cuales se llama El Puente Levadizo, que podría concluir laminúscula travesía iniciada con el cruce del puente, o cerrar el paréntesis, con un uso de lalengua que parecería al fin adecuado. Salvo que nunca he entrado al Puente Levadizo ; voy másallá, al Café de la Loire, que es el último de la serie, el más próximo al borde externo de laisla, y me siento junto a los ventanles laterales desde donde tengo una vista al río, al Loire,por donde pasan grandes barcos lentos sin que suba o baje ningún puente.

Lenta, rápida, la velocidad de los barcos es de las que se resisten a la calificación. Es ciertoque parecen lentos, como el transcurso de un astro, pero eso puede ser una ilusión de ladistancia ; por lo pronto, usan una medida diferente y esotérica, los « nudos », para crear sucuenta propia, no relativa a nada además uno sabe que dentro de ellos sucede una vida planetaria, sujeta a su propia gravedad, y sus habitantes bien los pueden considerar, a cualquier efecto práctico, inmóviles ; un barco tiende a ser « ciudad flotante », como una isla. Al observador desde tierra firme nunca se le ocurirría deternerlos, con un gesto del pensamiento, porque se sabe que tienen prisa, une prisa lenta propia de ellos que se ha moralizado en fábulas de la eficacia : es que nunca hacen rodeos ni curvas, salvo las elípticas sobrenaturales más breves que la recta, porque siempre van a alguna parte, a un punto de alguna costa que ellos saben y nadie más podría adivinar. Es como si pensaran.