Terre trois fois maudite


Terre trois fois maudite
Tierra tres veces maldita

César Ramiro Vásconez
Roman traduit de l’espagnol (Équateur) par Françoise Garnier
ISBN : 978-2-911686-97-9
292 pages
2015

19 avril 1934

Chaque fois que je me rase, je découvre le visage de mon père dans le miroir. Tant qu’il était en vie, j’ai accepté son despotisme et je n’ai pu le haïr qu’après sa mort. Quand il me punissait, je voyais dans ses yeux le plaisir supplanter sa colère. Je me rase avec soin pour atténuer notre ressemblance. J’ai toujours été plus mince que lui, qui essayait de cacher son embonpoint. À mon âge, il était déjà père de trois enfants et attendait le quatrième, mon jeune frère, qui est maintenant plus grand que moi. L’un et l’autre me faisaient remarquer cette différence pour me blesser. Ses employés le craignaient et ses associés s’inquiétaient de sa gestion des affaires.
J’ai aujourd’hui trente ans et je n’ai rien accompli. Cela fait longtemps que j’ai renoncé à fêter mon anniversaire. Ce n’est pour moi qu’un jour insipide comme les autres d’embrassades sans fin et de cadeaux qui une fois ouverts n’inspirent que déception. S’il y a une surprise, ce ne peut être qu’une contrariété. Ma mère se lève encore une fois très malade. Le mauvais caractère de mon père la maintenait alerte. Il n’est pas encore neuf heures du matin et il pleut de plus en plus fort. Dehors les hauts parleurs hurlent des hymnes, des zarzuelas et des paso-dobles. Le médecin tarde à arriver.

Après mes anniversaires, mon père m’enlevait toujours les jouets qu’on m’avait offerts. Il me bousculait en me disant que c’était pour mon bien, que je ne pouvais rester à genoux par terre avec mes soldats et petites voitures et que je devais devenir un homme. S’il s’apercevait que certains me plaisaient particulièrement, il les piétinait devant moi ou il les donnait aux domestiques. Je ne pouvais retenir mes larmes et lui était en rage car aucun de ses fils ne devait pleurer. Parfois il m’emmenait voir comment les enfants des domestiques saccageaient mes soldats de collection et mes dessins, comment ils cassaient mes petites voitures et mes billes. Mon père me faisait remarquer que cet enfant en haillons qui fracassait ma toupie par terre était plus fort que moi :
—  Si tu étais un homme, il te donnerait une raclée à te faire pisser le sang.

C’est lors de mon dix-neuvième anniversaire que j’ai, pour la dernière fois, tenté de faire une fête car mon père était absent. Si cela reste pour moi un souvenir pénible, il est vain d’espérer que ceux qui étaient présents l’aient oublié. J’avais invité mes amis des Beaux-Arts et de l’École des Mines. J’étais très ému car Jules venait de rentrer de Montevideo et m’avait assuré qu’il serait là. Nous nous étions rencontrés lors d’une réception que Valverde avait organisée dans sa résidence de l’avenue Élisée Reclus. Nous étions rentrés ensemble car il habitait à quelques pas de chez moi, rue de la Pompe. Jules ne m’avait pas seulement offert son amitié ; chacun de ses gestes était une leçon de vie. Je lui avais montré mes poèmes et il les avait corrigés avec générosité et fermeté, il m’avait aidé à maîtriser mon rythme me mettant au défi de ne pas l’imiter. Il était devenu le frère aîné dont j’avais besoin. Nous nous retrouvions toujours chez lui et, auprès de sa famille, j’avais trouvé l’émulation qui n’a jamais existé dans la mienne. Enfermés dans son studio nous lisions à voix haute les passages les plus vénéneux d’Isidore, et c’est ainsi que j’ai découvert que la poésie est sœur de la science. Cette nuit-là, Jules était venu avec sa femme et un grand paquet qui semblait être un tableau. Il m’avait aussi apporté la dernière édition de Philosophies dans laquelle venaient d’être publiés quelques-uns de mes poèmes. Il avait placé le chevalet au milieu du salon et y avait déposé la toile encore enveloppée. Il m’avait fait un clin d’œil pour que je m’approche et j’avais commencé à déchirer timidement l’emballage.

Traduit par Françoise Garnier

Cada vez que me afeito encuentro el rostro de mi padre en el espejo. Mientras vivió acepté su férula y solo pude odiarlo después de su muerte. Cuando me castigaba veía en sus ojos cómo el placer se volvía más fuerte que su ira. Me afeito cuidadosamente para que nuestro parecido no sea evidente. Siempre fui más delgado que él, que trataba de ocultar su gordura. A mí edad el ya era padre de tres hijos y esperaba el cuarto, mi hermano menor, que al crecer se volvió más alto que yo. Los dos me remarcaban esa diferencia para escarnecerme. Sus empleados le temían y sus socios se inquietaban por sus negocios.
Hoy cumplo treinta años y no he logrado nada. Hace tiempo que desistí de festejar mis cumpleaños. Para mí es otro día insulso que tarda en terminarse entre felicitaciones que parecen reproches y regalos que una vez abiertos exhalan decepción. Si hay una sorpresa solo puede ser una contrariedad. Mi madre acaba de levantarse muy enferma otra vez. El mal carácter de mi padre la mantenía alerta. Aún no son las nueve de la mañana y llueve cada vez más fuerte. Afuera los altavoces gritan himnos, zarzuelas y pasos dobles. El médico tarda en llegar.

Después de mis cumpleaños mi padre siempre me quitaba los juguetes que me regalaron. Me empujaba diciéndome que era por mi bien, que no podía estar de rodillas por el piso con soldaditos y carretas porque me tenía que volver un hombre. Si veía que me gustaban especialmente los pisoteaba delante de mí o se los regalaba a los huasicamas. No podía contener las lágrimas y él se enfurecía porque un hijo suyo no debía llorar nunca. A veces él mismo me llevaba para ver cómo los hijos de los huasicamas ensuciaban mis soldados de colección y mis láminas, cómo destrozaban mis canicas y mis carretas. Mi padre me remarcaba que ese niño harapiento que maltrataba mi trompo contra el piso era más fuerte que yo :
—  Si fueras un hombre te daría una paliza para que sangres.

Cuando cumplí los diecinueve años fue la última vez que traté de celebrar porque mi padre no estaba. Si para mí es un recuerdo penoso es inútil esperar que quienes asistieron lo hayan olvidado. Invité a mis amigos de Beaux Arts y de L’École des Mines. Estaba tan emocionado porque Jules acababa de volver de Montevideo y me confirmó que iría. Nos conocimos en una de las recepciones que Valverde organizó en su residencia de la Avenue Elisées Reclus. Volvimos caminando juntos pues vivía a unas pocas cuadras de mi casa, en la misma Rue de la Pompe. Jules no solo me ofreció su amistad ; cada acto suyo era una lección de vida. Le mostré mis poemas y los corrigió con generosidad y dureza ; me ayudó a encauzar mi ritmo desafiándome a no imitarlo. Se volvió el hermano mayor que me hacía falta. Siempre nos reuníamos en su casa y en su familia encontré el aliento que nunca hubo en la mía. Encerrados en su estudio leíamos en voz alta los pasajes más venenosos de Isidore, así descubrí que la poesía es hermana de la ciencia. Esa noche Jules vino con su esposa y un gran paquete que parecía una pintura. También me trajo la última edición de Philosophies donde acababan de aparecer unos poemas míos. Llevó el caballete a mitad del salón y sobre él montó la tela aún envuelta. Me guiño un ojo para que me acercara y empecé a zafar la envoltura tímidamente.